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Prophet Song de Paul Lynch

Récompensé par le Booker Prize 2023



…la mort qui se tenait face à elle dans une évidence insolente et elle ne l’a pas vue et elle s’est précipitée dans ses bras sans penser à ses enfants, et c’est maintenant l’angoisse qui s'empare d’elle à la vue de ses petits abandonnés, on le lui a dit mais elle n’a pas écouté, il est de ta responsabilité de les mettre hors de danger mais au contraire tu as refusé de céder, que de folie et d’ignorance devant les faits, tu aurais dû les tirer de là, elle entends les mots d’avertissement de son père répétés encore et encore, quitte le pays et va faire ta vie ailleurs, elle voit toutes les chances ratées s’accumuler devant ses yeux, comment ils auraient pu s’échapper, tout est poussière, un tas de néant pris dans un passé illusoire et elle se voit dans un trou de terre et elle voit les meilleures parts de son amour, elle voit comment une chose mène à une autre chose et comment sa vie s’est faite consumer par quelque force qui commande le tout et elle n’y est rien qu’un grain de poussière…


Extrait de Prophet Song, ma traduction


Prophet Song de Paul Lynch vient de remporter le prix littéraire Booker Prize et n’est, à ma connaissance, pas encore publié en français.


Le postulat du récit tord le cœur de simplicité : une Irlande prisonnière de l’extrême-droite et les affrontements sanglants de la guerre civile qui s’en suit. Un sujet qui témoignage une fois de plus de l’empathie de la littérature irlandaise envers les victimes de conflits nationaux (voir notamment Colum McCann), et qui s’inscrit tristement dans notre actualité politique et humaine.


L’ouvrage se démarque immédiatement par sa forme : le texte est un bloc noir sur la page blanche, sans retour à ligne ni signes diacritiques dans les dialogues. Il en résulte une sensation visuelle aux facettes multiples : l’œil est d’abord oppressé par ce manque d’espace blanc, ce manque de respiration visuelle. Une lecture à voix haute permet de faire l’expérience de cet étouffement. Puis, c’est le flot incessant de l’intérieur d’Eilish qui nous attrape et nous entoure de ses trains de pensées hallucinées par la violence. Les paragraphes (si l’on peut encore les appeler ainsi) durent plusieurs pages. Les points de phrases se font rares, c’est la virgule qui prime pour mettre en scène les hoquets d’un cerveau qui lutte à appréhender le réel.

Les signes diacritiques qui encadrent traditionnellement les dialogues sont exclus. Les bribes de conversations se suivent de manière linéaire, sans pour autant exclure la lectrice ou le lecteur des tours de paroles. Un clair obscur de l’écriture qui témoigne dans la grande maîtrise d'écriture de la part de Paul Lynch.


Ces choix stylistiques et typographiques installent un rythme aléatoire et nous place au centre des effroyables conséquences d’un état implacable, silencieux et violent. Pas de climax lyrique ni d’effet de narration brusque, mais de longs temps d’attente entrecoupés de flashs d’une violence insupportable. Nous subissons l’imprévisible avec Eilish, et avec ce personnage nous faisons l’expérience de ce conflit qui la tire hors de son corps.


Car c’est bien ce phénomène qui est au centre du roman : l’espace de plus en plus grand entre un corps de femme, de docteure, de mère de famille, et la réalité épouvantable du conflit. Nous lisons l’absolue répugnance d’un corps à appréhender la réalité d’une guerre. Cette décorporalisation est présente dès les première pages, et pourtant les sursauts, les refus de ce corps ponctuent le monologue à travers l’âpre combat pour assurer la sécurité des membres de la famille - sans pour autant imposer un rôle maternel fantasmé.


Paul Lynch écrit une femme concrète, de chair et d’os. La narration se refuse à tout commentaire politique - une fois de plus une caractéristique bien irlandaise : pas de politique, c’est la matière humaine qui prime.


Il me tarde de découvrir la traduction française !

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